Retour

Quels liens entre les conditions de travail des infirmières, leur santé mentale et leurs trajectoires professionnelles ?

Quels sont les liens entre les trajectoires professionnelles des infirmières, notamment celles qui quittent l’hôpital pour s’installer en libéral, les risques psychosociaux, l’état de santé mentale et les addictions ? C’est ce que le projet de recherche Trailss étudie. L’équipe de recherche nous explique, dans un entretien collectif, où en est le projet et comment les approches qualitatives et quantitatives vont permettre d’éclairer ces problématiques et les mécanismes qui les relient.

Pouvez-vous nous présenter le projet Trailss et son état d’avancement ?

Julien Mousquès : Le projet Trailss – pour “TRAjectoires des Infirmières entre le Libéral et le Salariat, Santé mentale et addiction” –  a pour objectif d’analyser les mécanismes et l’impact des transitions professionnelles des infirmières, notamment le passage du salariat hospitalier vers un travail indépendant en libéral, sur leur santé mentale. Il articule deux types d’approches. L’approche quantitative s’intéresse à la manière dont l’exposition à des risques psychosociaux liés à l’environnement hospitalier, tels que l’intensité du travail, l’autonomie, le soutien social, les exigences émotionnelles, les conflits de valeurs et les insécurités économiques, influence la santé mentale des infirmières. La transition vers le libéral, bien que supposée par la littérature comme étant généralement bénéfique en termes de santé mentale, sert de cadre de comparaison pour évaluer les effets de ces risques psychosociaux et leur évolution sur l’amélioration de l’état de santé.

Cécile Fournier : L’approche qualitative du projet quant à elle a pour but d’identifier les mécanismes sous-jacents aux changements de carrière, à la dégradation ou à la préservation de la santé mentale et à l’entrée dans l’addiction. L’enquête par entretiens permet de saisir non seulement quelles organisations, situations ou évènements dégradent le travail et la santé mentale, mais aussi comment ceux-ci sont vécus par les premiers concernés – les soignants – et comment ils y font face. Ce volet sociologique de l’enquête a aussi pour but de distinguer les causes des effets de ces phénomènes.

Pouvez-vous nous dire ce qui ressort de la revue de littérature réalisée ? Quelles hypothèses en avez-vous tiré ?

Julia Legrand : De la dégradation des conditions de travail à la perte de sens de l’activité, de nombreux travaux de sciences sociales se sont penchés sur les corrélations entre l’activité et le mal-être, qui conduit parfois jusqu’à la maladie. Ces recherches se fondent sur la proposition selon laquelle des facteurs de stress impactent la santé, et en particulier la santé mentale. Mais il reste à circonscrire les facteurs qui caractérisent une activité délétère pour les individus – et à comprendre comment s’articulent le contexte, l’organisation du travail et les caractéristiques sociales des individus qui la ressentent. La littérature en sociologie et en sciences politiques fait ainsi état d’un travail « sous pression » ou un « travail pressé » et d’un manque de moyens matériels et humains à l’hôpital public, qui nécessite de la part des soignants des arbitrages quotidiens parfois difficiles. Typiquement, ils sont amenés à « trier » les patients à prendre en charge en priorité, et à qui allouer des ressources limitées.

Julia Legrand et Estelle Augé lors du 2ème Colloque organisé par la DREES et la Fondation MNH

Face à ce constat, nous avons cherché avec l’enquête Trailss à définir plus précisément quelles situations entraînent des formes de désillusion professionnelle, qui peuvent conduire à la sortie du métier. L’enquête par entretiens avec des infirmières montre que les situations de travail sous contrainte ne sont pas nécessairement vécues comme problématiques, tant qu’elles ont le sentiment que la qualité de leur travail n’est pas dégradée. En revanche, lorsque les infirmières ont l’impression que leur activité est empêchée et qu’elles n’ont pas les moyens d’améliorer la situation, cela motive leur transition professionnelle vers d’autres cadres de travail – que ce soit d’autres modes d’exercice, d’autres structures, ou d’autres postes à l’aménagement particulier.

Estelle Augé : On observe qu’une part importante des infirmières ayant débuté leur carrière à l’hôpital entre 2005 et 2009, estimée à 10% par la DREES, a quitté ce secteur pour se tourner vers le libéral après 10 ans de carrière. Cette mobilité ou transition serait motivée par la recherche de meilleures conditions de travail et/ou de revenus plus élevés. Dans ce contexte, une question qui se pose est de savoir si cette transition vers le libéral améliore la santé des infirmières. Plusieurs études montrent que les travailleurs indépendants, définis par l’absence de contrat de travail, ont généralement une meilleure santé que les salariés.

Deux hypothèses doivent être dans ce cadre testées. Dans un premier temps, il faut s’assurer que d’éventuelles différences entre l’état de santé des infirmières libérales, comparativement à celles exerçant à l’hôpital, ne soient pas la conséquence d’un effet dit de sélection « travailleur en bonne santé », c’est-à-dire que ce sont les infirmières en meilleure santé qui transitent vers le libéral.

Une fois ce facteur vérifié et contrôlé le cas échéant, dans un second temps, on peut ainsi estimer les effets de la transition vers le libéral et sa conséquence sur la santé des infirmières. Pour cela, on peut mettre en œuvre des modèles empiriques qui cherchent à tester les prédictions du modèle théorique de Karasek. Celui-ci suggère que les conséquences des conditions de travail sur la santé sont consécutives d’un déséquilibre entre les concepts de demande et de contrôle. Le premier représente les exigences psychologiques du travail, et le second l’autonomie pour accomplir les tâches et développer de nouvelles compétences. De ce point de vue, on peut considérer que le travail indépendant est à la fois associé à plus de stress, de fatigue émotionnelle et de longues heures de travail voire d’isolement, et à la perte des avantages du travail en équipe, essentiel pour prévenir le burnout. Mais le travail indépendant s’accompagne également d’une plus grande flexibilité et autonomie, et il offre la possibilité d’acquérir de nouvelles compétences qui peuvent limiter ces effets négatifs, voire améliorer la santé. Ainsi, dans le cas d’une transition de l’hôpital vers le libéral, deux situations peuvent se présenter. D’une part, un fort contrôle associé à une grande autonomie, notamment dans la gestion de son emploi du temps, caractérise un « emploi actif ». Cette situation, où la demande professionnelle reste élevée mais équilibrée par l’autonomie, favorise la santé. D’autre part, une forte demande professionnelle non compensée par une autonomie suffisante définit un emploi stressant, susceptible de dégrader l’état de santé.

Nous avons cherché avec l’enquête Trailss à définir plus précisément quelles situations entraînent des formes de désillusion professionnelle, qui peuvent conduire à la sortie du métier. L’enquête par entretiens avec des infirmières montre que les situations de travail sous contrainte ne sont pas nécessairement vécues comme problématiques, tant qu’elles ont le sentiment que la qualité de leur travail n’est pas dégradée.

Julia Legrand, Docteur en sociologie, IRDES

Quelles sont les prochaines étapes du projet ?

Cécile Fournier : L’enquête par entretiens a permis d’analyser comment les conditions de travail, objectives et vécues, impactent la santé mentale des infirmières. L’originalité de notre approche est d’intégrer à l’analyse la question des addictions, problématique dont la visibilité est émergente dans le milieu soignant ces dernières années. Nous avons ainsi envisagé le recours à des substances psychotropes à la fois comme un symptôme et comme une réponse des soignants à des conditions de travail dégradées. À partir de ce point de départ, nous nous concentrons maintenant sur les transitions professionnelles, en particulier sur les infirmières qui quittent l’hôpital public et sur leurs motivations à le faire. L’enquête exploratoire montre que les infirmières développent différentes stratégies dans l’optique d’améliorer leurs conditions de travail tout en préservant leur santé mentale, comme le passage en libéral, l’exercice mixte entre hôpital et libéral, et enfin des aménagements de postes plus spécifiques (infirmières en pratique avancée, infirmières ASALEE, infirmières scolaires)* – ces stratégies rencontrant plus ou moins de succès.

Image d'illustration de la mission de la fondation en bref, pour la page d'accueil

Estelle Augé : La suite du volet quantitatif s’articule autour de deux axes. Premièrement, nous nous intéresserons aux enjeux liés à l’organisation du travail et au bien-vieillir dans les établissements hospitaliers, en raison des conditions de travail difficiles. Cette analyse quantitative permettra de mieux comprendre le rôle du travail collectif dans la prévention des risques psychosociaux, bien que cette dimension soit plus complexe à mesurer en libéral. Pour cela, nous exploiterons les données de l’enquête Conditions de travail et risques psychosociaux (2016) appariées aux données de consommation de soins du SNDS, afin d’évaluer l’effet de facteurs comme l’intensité du travail, l’autonomie, le soutien social ou l’insécurité socio-économique sur la santé mentale des soignants hospitaliers.

Ensuite, nous analyserons les trajectoires professionnelles des infirmières quittant l’hôpital pour s’installer en libéral, grâce aux données de l’échantillon démographique permanent appariées aux données du SNDS (EDP-Santé, 2010-2015). Cette étape permettra de distinguer l’effet de sélection « travailleurs en bonne santé » de l’impact réel du travail indépendant sur la santé mentale. En s’appuyant sur un contexte plus homogène que les études existantes, qui englobent des indépendants aux profils variés, ce travail permettra d’apporter une meilleure compréhension des liens entre transition professionnelle et santé mentale. Il contribuera ainsi aux recherches sur les conditions de travail des soignants et aux réflexions sur l’évolution des parcours professionnels dans le secteur de la santé. Il s’agit d’une population peu étudiée sous cet angle.

Quels sont les enjeux derrière ce travail de recherche, comment espérez-vous que ses résultats soient exploités et par qui ?

Julia Legrand : À l’échelle des professionnels de santé, les initiatives se multiplient pour adresser la problématique de la souffrance au travail et, plus récemment, celle des addictions en milieu professionnel – les deux phénomènes étant pour partie liés. Nous espérons que cette enquête permettra de fournir des clefs de compréhension fine des ressorts de ces phénomènes, appropriables par les premiers concernés, pour mener à des solutions concrètes pour y remédier.

 

Julien Mousquès : Face à la pénurie de soignants, à la dégradation des conditions de travail et aux défis liés au maintien en poste des infirmières, cette recherche mettra en évidence la nécessité de réponses adaptées. Au-delà des leviers financiers, elle pourra souligner l’urgence d’améliorer l’environnement de travail des professionnels de santé afin de garantir à la fois la santé de ces derniers et la qualité des soins prodigués aux patients. La détérioration des conditions de travail ne se répercute pas uniquement sur les individus, mais aussi sur l’ensemble du fonctionnement hospitalier : une augmentation des absences, du présentéisme**, un turnover accru, affaiblissant l’engagement des équipes. Autant de défis qui, s’ils ne sont pas pris en compte, risquent d’aggraver encore la crise du système de santé. Cette recherche invitera ainsi les pouvoirs publics et les décideurs à repenser les politiques de gestion des ressources humaines à l’hôpital pour améliorer les conditions de travail et limiter les départs.

* Infirmières en pratique avancée (IPA) : infirmières titulaires d’un diplôme d’état de pratique avancée (niveau master), disposant de compétences élargies en matière d’examen clinique et de prescription d’examens complémentaires (loi du 26 janvier 2016 et décret du 18 juillet 2018)

Infirmières ASALEE : « Infirmières déléguées à la santé publique » coopérant avec des médecins généralistes dans le cadre de l’association Action de santé libérale en équipe (ASALEE)

Autres actualités

  • 🎤 Bénédicte Jullian présente la synthèse des travaux d’étudiants du DIU « Soigner les soignants »

    Consulter
  • Exposition des personnels du secteur la santé aux cancers 🦀 Céline Lamouroux présente CAPESSA

    Consulter
  • Etat des lieux du recours aux soins dentaire du personnel hospitalier avec Annabelle Tenenbaum

    Consulter